
Nous ne pouvons le nier. L’Islam contemporain est traversé par des tensions entre tradition et modernité, entre foi et raison. Nous sommes tous, en notre qualité de croyants tendant vers la sagesse, enclins et poussés à réfléchir sur ce sujet en nous appuyant sur l’Histoire et les érudits aux fins de nous forger une opinion.
Parmi les penseurs qui ont tenté de dépasser ces antagonismesautour de la foi et de la raison, Mohamed Arkoun (1928-2010) occupe une place particulière.
Philosophe et historien de la pensée islamique, Arkoun s’est attaché à promouvoir une lecture critique et historico-contextuelle du Coran, sans jamais omettre de plaider pour un dialogue interreligieux large, sincère et fécond.
Son approche peut être mise en parallèle dans le judaïsme avec celle de Yeshayahu Leibowitz et de Hans Küng dans le christianisme, deux autres illustres figures qui ont, comme lui, défendu une vision rationaliste et critique de leur propre tradition religieuse.
Mohammed Arkoun : une approche critique et humaniste de l’Islam
Mohammed Arkoun a entièrement consacré sa vie à un relèvement de la pensée islamique qu’il appelle de ses vœux, en insistant sur la nécessité de relire les textes sacrés au vu de l’histoire et des sciences humaines.
Pour lui, l’Islam ne devait pas être considéré comme un bloc uniforme, mais comme un champ de significations sans cesse réinterrogé dans sa dimension historique et au contact des diverses cultures.
Plutôt qu’une lecture littérale du fondement de la foi, il plaidait pour une interprétation libre et religieusement vivante du texte tout en rappelant que le Coran lui-même incitait à la réflexion et à l’usage de la raison :
“Ne méditent-ils donc pas sur le Coran ? Ou y a-t-il des cadenas sur leurs cœurs ?”
(S47-v 24)
L’un de ses objectifs majeurs était d’intégrer l’Islam dans une modernité critique, qui ne soit ni un rejet de la foi ni un enfermement dogmatique. Pour lui, il était essentiel de sortir d’une vision apologétique et de redonner toute sa place à la pensée rationnelle dans la théologie musulmane.
Le dialogue interreligieux : une convergence avec Leibowitz et Küng
Arkoun partageait avec Yeshayahu Leibowitz (1903-1994) une vision rationnelle et exigeante de la foi. Leibowitz, scientifique et philosophe de confession juive, rejetait toute forme de mysticisme et de politisation de la religion.
Il considérait que la foi devait rester une affaire d’engagement personnel, détachée de tout utilitarisme politique. Il rejoignait ainsi Arkoun dans son refus des instrumentalisations de la religion, notamment par les États.
De même, Hans Küng (1928-2021), théologien suisse, défendait une relecture critique du christianisme, dénonçant le dogmatisme et plaidant pour un rapprochement entre les grandes religions monothéistes.
Küng et Arkoun partageaient une même ambition : réconcilier foi et raison, dépasser les lectures exclusivistes et favoriser un dialogue interreligieux authentique. Tous deux insistaient sur la nécessité d’une théologie renouvelée, capable d’intégrer les avancées scientifiques et philosophiques contemporaines.
Le dessein intelligent : une passerelle entre raison et foi
Si Arkoun, Leibowitz et Küng étaient critiques envers les lectures littéralistes de leurs traditions respectives, ils n’ont jamais nié la dimension spirituelle du monde.
L’idée du « dessein intelligent » – la reconnaissance d’un ordre sous-jacent dans l’univers qui témoignerait d’une intention transcendante – est sans nul doute un point de convergence entre ces trois penseurs.
Arkoun, sans défendre une vision créationniste, considérait que la pensée musulmane devait rester ouverte aux questionnements philosophiques et scientifiques sur l’origine du monde.
En effet, le Coran lui-même invite à contempler l’univers comme un signe de la présence divine :
“Ne considèrent-ils pas comment les chameaux ont été créés, et comment le ciel a été élevé, et comment les montagnes ont été dressées, et comment la terre a été nivelée ?”
(S88, v 17-20)
De même, Leibowitz et Küng, bien que critiques envers les lectures fondamentalistes, reconnaissaient l’existence d’une intelligence organisatrice.
Pour Leibowitz, fusionner la foi et la raison était l’expression d’un choix rationnel, pour Küng l’affirmation selon laquelle science et théologie pouvaient vivre sans contradiction.
Vers une théologie du dialogue et de la raison.
Mohammed Arkoun, Yeshayahu Leibowitz et Hans Küngauraient composé une vision exigeante et rationnelle de la foi, qui ne renonce ni à la critique ni à la spiritualité.
Tous trois s’efforcèrent d’ériger une ouverture inter-religieuse et une théologie vivante qui intégrerait les défis du temps moderne.
À l’heure où les crispations identitaires et religieuses sont exacerbées, leur héritage apparaît plus que jamais d’actualité. Il invite à un Islam, un judaïsme et un christianisme capables d’articuler foi et raison, tradition et modernité, dans un esprit d’ouverture et de dialogue.
C’est en poursuivant cette quête intellectuelle que l’on pourra faire émerger une spiritualité à la fois ancrée dans ses textes fondateurs et pleinement inscrite dans le monde contemporain.
Amine BENROCHD
©Minbarinfo 2025
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